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OPINION. « Syrie : l'Emirat "inclusif" semble déjà en marche»

  • Photo du rédacteur: Anthony Trad
    Anthony Trad
  • 10 mars
  • 6 min de lecture

Dernière mise à jour : 12 avr.

"OPINION. La prise de pouvoir d'Ahmed al-Charaa annonce une transition qui semble peu propice à la stabilité et à la paix. Derrière un discours modéré, des massacres et des violences continuent. Par Anthony Trad, spécialiste en géopolitique de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient, directeur de STRADEGY Advisory et Sébastien Boussois, directeur de l'Institut géopolitique européen (IGE).


Les massacres qui ont été commis contre plus de 1000 civils (1) alaouites par les forces de sécurité et leurs alliés la semaine passée dans la région berceau de la dynastie Assad, sont la preuve s'il en fallait que le nouveau pouvoir est tout sauf celui que les Occidentaux ont cru vouloir voir émerger dans un pays débarrassé de l'ancien dictateur. Malheureusement, le nouveau Président, Ahmed al Charaa, introduit sur la scène internationale à grand renfort de salamalecs, pourrait ne pas avoir totalement abandonné l'idéologie djihadiste (tout sauf une surprise) et la volonté de fonder un pays à l'image et aux valeurs de son mouvement HTS, groupe djihadiste émanant d'Al-Qaida. Les Européens se sont de toute évidence déjà fait enturbanner par un homme se présentant, malgré la barbe, déjà en costume-cravate, et qui a déjà engagé des opérations de sécurité (règlements de comptes), contre une partie de cette population alaouite qui fournissait les anciens cadres du régime déchu. Quid des prochains, comme les Kurdes, alors que Charaa promettait un nouveau pays inclusif ?


La fin du demi-siècle de dictature brutale d'Assad marque un moment de réflexion et, indéniablement, de soulagement pour la population syrienne. Pourtant, alors que la Syrie entre dans une transition incertaine, une réalité plus sombre se dessine : la chute d'un dictateur n'a fait que laisser la place à l'ascension de Mohamed Al-Joulani — ancien affilié d'Al-Qaïda et chef jihadiste autoproclamé — qui cherche en réalité à consolider son pouvoir dans le chaos à travers Hay'at Tahrir al-Sham (HTS). Ne nous y trompons plus après trois mois d'angélisme et de cupidité: cet échange lugubre ressemble moins à un progrès qu'à un choix entre la peste et le choléra. Comme l'avertissait La Fontaine dans sa fable, « Le loup peut changer de pelage, mais non de nature » ; les instincts de la tyrannie perdurent, simplement dissimulés sous d'autres apparences.

Un pari risqué : le choix de l'Occident en faveur d'Al-Joulani


Dans leur précipitation à soutenir coûte que coûte la fin du règne d'Assad depuis décembre 2024, les puissances occidentales risquent de commettre une erreur périlleuse : continuer à placer leur confiance en un jihadiste relooké, au passé sanglant. Ancien affilié d'Al-Qaïda, Al-Joulani, désormais connu sous le nom d'Ahmed Hussein al Charaa, est présenté comme un « moindre mal » face à Bachar al-Assad. Confier l'avenir de la Syrie à une figure autrefois célèbre pour ses exécutions barbares est une ironie aussi cruelle que dangereusement myope.


Ce soutien occidental rappelle la catastrophique erreur stratégique des années 1980, lorsque l'Occident a armé les moudjahidines radicaux, dont Oussama ben Laden, pour contrer l'influence soviétique en Afghanistan. Cette politique a engendré des décennies de terreur, menant à la montée d'Al-Qaïda et aux attentats du 11 septembre. Aujourd'hui, les frappes israéliennes, turques et américaines ont méthodiquement démantelé les infrastructures du régime Assad ainsi que d'autres factions rebelles, ouvrant ainsi un boulevard à Al-Joulani. En écartant ses opposants, cette approche à courte vue légitime une autre force extrémiste sous couvert de réalisme politique, perpétuant ainsi les cycles syriens de tyrannie et d'insurrection.


La conséquence la plus alarmante de ce pari réside dans la possible création de ce que l'Occident a passé des années à combattre : un État de facto pour Daech et ses successeurs idéologiques. Al-Joulani peut bien revêtir un costume et prêcher la modération, mais il ne faut pas oublier que ses factions armées restent gangrenées par des radicaux profondément liés aux réseaux extrémistes. La récente libération de plus de 20 000 prisonniers des camps de détention syriens, beaucoup d'entre eux ayant été libérés par les forces du HTS, ne fait qu'aggraver la situation. Séparés de leurs familles qui ont fui ou les ont crus morts, ces hommes se retrouvent dans une réalité marquée par le désespoir et la rupture sociale. En orchestrant leur libération, le HTS s'impose stratégiquement comme leur bienfaiteur, les liant émotionnellement et idéologiquement à leur « sauveur ». Une telle loyauté crée un terrain fertile pour le recrutement jihadiste, offrant au HTS un flux constant de combattants. Avec un territoire, une cause et des recrues désillusionnées, le HTS a tous les ingrédients d'une nouvelle base extrémiste—une usine à terreur prête à déstabiliser la Syrie et bien au-delà. Les massacres commis vendredi dans la région de Lattaquié

Les répercussions de ce pari dépassent largement les frontières syriennes. L'Histoire montre que les combattants radicalisés dans des zones de conflit ne restent jamais confinés à ces territoires. Beaucoup finiront par retourner dans leur pays d'origine, posant ainsi une menace directe pour la sécurité européenne et mondiale. La présence de ressortissants français au sein des forces du HTS est un rappel glaçant du risque imminent. En donnant du pouvoir à Al-Joulani, l'Occident sème sans le vouloir les graines de futures insurrections, ouvrant la voie à une nouvelle vague de terrorisme qui pourrait franchir les frontières et raviver l'instabilité bien au-delà des champs de bataille syriens.

Le risque d'une déstabilisation globale

Parmi tant d'autres, une autre question interne cruciale demeure : quid du sort prochain des Kurdes, alors que la Turquie soutient largement la nouvelle présidence syrienne et avait rapidement tiqué sur la volonté d'Al Charaa de créer une nouvelle société « inclusive » ? En effet, la population kurde, se retrouve face à un avenir tout aussi incertain que les Alaouites et tant d'autres minorités peu islamisto-compatibles après la chute d'Assad.

D'un côté, l'Administration autonome démocratique du nord-est de la Syrie (DAANES) a hissé le nouveau drapeau syrien à Rojava, un geste symbolisant l'unité et l'espoir pour le gouvernement en formation à Damas. De l'autre, de violents affrontements opposent depuis trois mois l'Armée nationale syrienne (ANS), soutenue par la Turquie, aux Forces démocratiques syriennes (FDS), dirigées par les Kurdes, repoussées hors de la ville de Manbij, au nord du pays. Une nouvelle vague de violences semble imminente, alors que le renforcement militaire turc à la frontière laisse présager une invasion prochaine de Kobané, ville à majorité kurde. Cette offensive s'inscrit pleinement dans la ligne de la déclaration du ministre turc de la Défense nationale, Yasar Güler, affirmant que le démantèlement des forces kurdes constitue la « priorité absolue d'Ankara en Syrie ». Comme le souligne Fawaz Gerges, professeur de relations internationales à la London School of Economics, la Turquie apparaît aujourd'hui comme la grande gagnante géostratégique du conflit, et les Kurdes, par conséquent, comme les premiers à en payer le prix, tant en matière d'autonomie que de sécurité.


Depuis, les États-Unis tentent d'atténuer les tensions entre la Turquie et les Kurdes, notamment en raison du rôle central des FDS dans la lutte contre l'État islamique et d'autres groupes jihadistes. Washington maintient environ 900 soldats dans la région, mais la nouvelle administration Trump semble prête à ordonner aussi leur retrait dans un contexte global de désengagement. Déjà en 2019, Trump avait donné à Erdoğan le feu vert pour attaquer les positions kurdes en Syrie. Pourtant, son discours demeure ambigu : alors qu'il annonçait vouloir retirer les troupes américaines, il se vantait dans le même temps d'en avoir laissé sur place pour « prendre le pétrole ».


La nouvelle Syrie qui émerge après la chute du régime Assad a aujourd'hui une opportunité historique : celle de s'inspirer du succès de la DAANES pour bâtir une société plus égalitaire et inclusive. En tant que pays arabe le plus laïque du monde, avec une population d'une diversité ethnique et religieuse remarquable, il serait une erreur de forcer l'adoption d'une idéologie ou d'une religion unique, à fortiori celui de l'islam radical. La transformation démocratique de la Syrie doit être fondée sur le pluralisme. Le défi d'aujourd'hui réside dans la capacité à saisir l'opportunité qui s'ouvre enfin pour l'avenir de la Syrie, une occasion rare dans une histoire marquée par des décennies de désespoir et de tyrannie. Mais ce moment crucial exige bien plus qu'un simple transfert de pouvoir à un jihadiste relooké comme Al-Joulani. L'avenir de la Syrie ne peut être confié à une nouvelle autocratie camouflée sous de faux airs de modération. Or, les massacres commis la semaine dernière augurent de très mauvais présages. Et nous n'avons rien voulu voir venir. Un gouvernement inclusif, la protection des libertés religieuses et la rupture définitive avec les cycles d'extrémisme sont essentiels. La Syrie a enfin une chance de tourner la page de décennies de destruction. Mais la réussite de cette transition repose sur une volonté collective et un leadership lucide, capable de transformer cette ouverture en un véritable tournant historique - un tournant qui garantirait aux Syriens la stabilité et la dignité qu'ils attendent depuis trop longtemps.

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(1) En quelques heures, on est passé de 140 à près de 1400 morts.

Anthony Trad et Sébastien Boussois

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