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Treize ans après Kadhafi, qu’est devenue la Libye ? Un État sans nation, une guerre sans fin, un avenir sans maître

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    Anthony Trad
  • 11 mars
  • 6 min de lecture

Dernière mise à jour : 15 avr.


Par Anthony Trad, spécialiste en géopolitique de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Publié dans L'Opinion (lien direct ci-dessous).

Pris dans l’agitation et le vacarme quotidien d’un monde obnubilé par quelques foyers

de crise jugés prioritaires, nous en venons à reléguer au second plan des conflits

pourtant essentiels à la stabilité mondiale et à nos propres intérêts stratégiques. La

Libye est l’un de ces angles morts du chaos contemporain. Éclipsée par des

affrontements plus spectaculaires – la guerre en Ukraine, le conflit et l’après-guerre à

Gaza ou encore la rivalité sino-américaine –, elle disparaît tant des radars diplomatiques

que médiatiques, non pas parce que sa situation s’est stabilisée, mais parce que son

instabilité est devenue banalité, une crise chronique à laquelle personne ne semble

vouloir s’attaquer.


Vaste comme l’Iran, mais aussi peu peuplée que le Liban, riche en hydrocarbures et

située au carrefour des routes migratoires et énergétiques, la Libye est aujourd’hui un

territoire éclaté, où les institutions ont cédé la place à deux gouvernements rivaux, une

nébuleuse de milices incontrôlables et des ingérences étrangères qui dictent l’agenda

national. Treize ans après la chute du dictateur Mouammar Kadhafi, elle n’est ni en

guerre totale, ni en paix véritable, mais dans un entre-deux instable et volatile, où les

logiques de prédation et les intérêts pétroliers priment sur toute ambition d’État de droit.

À la merci de jeux de pouvoir internes et de puissances extérieures qui exploitent son

chaos à des fins stratégiques, la Libye oscille entre effondrement et recomposition, sans

l’esquisse d’une solution durable.


Alors, qui dirige réellement la Libye ? Quels intérêts s’y affrontent ? Et surtout, a-t-elle

encore un avenir en tant que nation unifiée, ou est-elle condamnée à devenir un territoire

en déshérence, livré aux convoitises et ingérences sans fin ?


Le pouvoir actuel en Libye : une scission insoluble


Treize ans après la chute de Kadhafi, la Libye n’est plus un État, mais un territoire

morcelé où deux blocs irréconciliables imposent leur propre ordre, chacun sous la

coupe de parrains étrangers aux intérêts divergents.


À l’Est, le maréchal Khalifa Haftar, autoproclamé "homme fort" de la Cyrénaïque, règne

en maître sur 70 % du pays et contrôle les trois quarts des ressources pétrolières. Ancien

fidèle de Kadhafi, il tombe en disgrâce après la guerre du Tchad en 1987 et est exfiltré par

la CIA. Réfugié en Virginie, il passe près de vingt ans sous la tutelle des services

américains, qui voient en lui l’homme providentiel pour renverser le régime dictatorial

libyen. Mais à son retour en 2011, ce ne sont pas Washington, mais Moscou, Le Caire et

Abou Dhabi qui s’emparent du personnage et le propulsent au premier plan, en faisant

un rempart contre les islamistes et un instrument de leur influence régionale. Avec leur

appui, Haftar a bâti un véritable État parallèle : une armée régulière, une administration

autonome et un appareil économique totalement dissocié de Tripoli. En août 2024, il

lance une offensive majeure dans le Fezzan, sous prétexte de “lutte contre le trafic et le

terrorisme”. En réalité, cette opération vise à verrouiller les routes stratégiques du Sahel,

consolidant son emprise sur les flux d’armes, d’hydrocarbures et de migrants. Cette

avancée militaire accentue l’isolement de Tripoli, de plus en plus encerclée, et ravive les

craintes d’une nouvelle escalade.


À l’Ouest, le Gouvernement d’unité nationale (GUN) d’Abdul Hamid Dbeibah, reconnu

par l’ONU, survit sous perfusion turque. Tripoli n’existe que grâce à la protection militaire

d’Ankara, sa reconnaissance internationale masquant une impuissance structurelle.

Plus chef de clan qu’homme d’État, Dbeibah ne contrôle guère plus que la capitale,

livrée aux caprices des milices tripolitaines qui imposent leurs propres règles.


Quant aux élections, régulièrement brandies par l’ONU comme l’ultime espoir de

stabilisation, elles ne sont qu’un mirage diplomatique. Ni Haftar ni Dbeibah ne

risqueront un scrutin qu’ils pourraient perdre. Depuis 2014, chaque tentative électorale

a été sabotée ou enterrée, faisant disparaître jusqu’à l’idée même d’une transition

démocratique au rang de fiction.


Qui peut l’emporter ? Vers une domination progressive de Haftar


Si la partition de la Libye semble acquise, l’équilibre des forces évolue. Haftar avance,

Tripoli recule. Loin d’une conquête militaire spectaculaire, le chef de l’Est impose une

victoire progressive, par l’asphyxie économique et l’étranglement territorial.


Militairement, l’ANL possède un avantage décisif. Son arsenal, modernisé grâce aux

livraisons russes, égyptiennes et émiraties, inclut désormais drones, des systèmes de

défense aérienne et soutien logistique renforcé. En contrôlant les principales routes

stratégiques, du Croissant pétrolier au Fezzan, Haftar ne domine pas seulement le

terrain, mais verrouille aussi l’économie libyenne.


L’arme la plus redoutable de Haftar reste le pétrole. Avec 75 % de la production nationale

sous son contrôle – les infrastructures d’exportation stratégiques étant concentrées en

Cyrénaïque –, il tient les finances du pays en otage. L’or noir, qui représente 98 % des

recettes publiques et 60 % du PIB, est la seule véritable ressource du pays. En 2024, il l’a

prouvé en imposant un blocus ciblé des terminaux pétroliers, suffoquant Tripoli et

plongeant la Banque centrale dans une crise sans précédent.


À l’inverse, Tripoli est en position défensive, plus vulnérable que jamais. Son armée ne

tient que par la volonté d’Erdogan. Déjà en 2019, l’offensive de Haftar sur la capitale avait

été stoppée in extremis par une intervention turque salvatrice. Depuis, le pouvoir du GUN

dépend exclusivement de l’appui d’Ankara, qui lui fournit drones Bayraktar, systèmes de

défense et une présence militaire indirecte via des mercenaires syriens. Or Ankara

hésite, reconsidérant ses priorités. Engluée en Syrie, où elle tente de stabiliser ses

relations avec le nouveau maître de Damas, Ahmed Al-Charah, tout en contenant la

menace kurde, la Turquie pourrait revoir à la baisse son engagement en Libye si celui-ci

devenait trop coûteux. Sans son parapluie militaire turc, Tripoli tomberait en quelques

semaines, voire quelques jours. Haftar et ses alliés n’auraient plus qu’à marcher sur la

capitale, à l’image de la prise de Damas qui mit fin, en décembre dernier, à un demi-

siècle de règne des Assad.


Pendant ce temps, la Russie avance méthodiquement ses pions. Après la chute de

Bachar al-Assad, son principal allié au Moyen-Orient, Moscou redéploie hommes et

systèmes de défense aérienne S-300 et S-400 vers la Libye, renforçant son alliance avec

Haftar. En 2024, le nombre de soldats russes a doublé, atteignant 1 800, tandis que le

Kremlin négocie activement une base navale à Tobrouk, après avoir déjà sécurisé des

bases terrestres à Maettan al-Sarra, aux portes des frontières stratégiques tchadienne

et soudanaise. L’objectif : répliquer le "modèle syrien" en verrouillant militairement l’Est

et en étendant son influence vers le Sahel, où les mercenaires post-Wagner du "Africa

Corps" démantèlent méthodiquement la présence des forces françaises.


Pendant que Moscou et Ankara ont champ libre pour redessiner l’avenir du pays,

l’Occident assiste passivement à ce basculement géopolitique. L’UE, divisée entre la

prudence française et le pragmatisme italien, n’a aucune stratégie cohérente et se

contente d’une gestion court-termiste axée sur la question migratoire. Quant aux États-

Unis, accaparés par l’Ukraine et Gaza, ils ont abandonné la Libye.


Une guerre sans fin, une Libye sans avenir ?


La Libye est devenue un laboratoire du chaos du XXIe siècle : un État failli, un non-pays

dont l’avenir ne dépend plus des Tripolitains ou des Benghaziotes, mais des calculs

stratégiques de Moscou, Ankara, Le Caire ou Abou Dhabi.

Aucun scénario optimiste ne se dessine. Une stabilisation militaire imposée par Haftar

et ses alliés figerait le pays sous l’influence russo-égyptienne, au prix d’un alignement

hostile à l’Occident.


Une nouvelle guerre ouverte est-elle possible ? Si la Turquie décidait de relancer

l’affrontement avec Haftar, la donne changerait, mais cela reste peu probable : Erdogan

est désormais focalisé sur la Syrie d’HTC. Néanmoins, l’isolement croissant de Tripoli

semble inéluctable.


L’Europe, pourtant en première ligne sur le plan migratoire et énergétique, n’a ni la

volonté ni la capacité d’agir. Washington, absorbé par l’Ukraine et le Moyen-Orient, a

déserté le dossier libyen, laissant champ libre aux acteurs les plus entreprenants.

Un compromis politique est-il encore envisageable ? Rien ne l’indique. Tripoli, encerclée

et affaiblie, n’a plus les moyens de résister indéfiniment. La question n’est plus de savoir

qui va gagner, mais comment Haftar va s’imposer et à quel prix pour l’équilibre en

Méditerranée.


Naguère moteur de l’Afrique du Nord sous Khadafi, la Libye n’est plus qu’un territoire

en déshérence, condamné à être pillé, fractionné, occupé. L’Occident peut choisir de

l’ignorer, mais la Libye va se rappeler bientôt au bon souvenir de son voisin Européen.


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